Lyadish Ahmed : "Tranches de vie ordinaires dans un Etat néant" Tranches de vie ordinaires dans un Etat néant
Tranches de vie ordinaires dans un Etat néant. Des magistrats qui
refusent de regagner leurs postes d’affectation en province, des
classes de Terminale sans professeurs de philosophie, un maire de la
ville qui déchire une ordonnance de référé émise par la Justice, etc. Cela
se passe au Tchad, « un Etat néant » dit-on de bonne foi. Et cela n’est
plus vraiment une révélation. Tour à tour, depuis Largeau, l’inventeur
de la notion de « Tchad utile »,
jusqu’à Nicolas Sarkozy qui avait prouvé à la face du monde qu’il était
capable d’aller au Tchad chercher des repris de Justice français, « quoi qu’ils aient fait », en passant par Jacques Chirac avec sa boutade « le Tchad n’est pas un Etat. C’est un territoire délimité par les frontières de ses
voisins »,
plusieurs autorités et chefs d’Etat français ont déclamé, chacun, leur
phrase assassine pour dénier aux Tchadiens le respect dont ils ont
pourtant droit comme tout autre peuple souverain. De telles insultes
n’ont toutefois pas été relevées dans les années Mitterrand sans doute
parce que Hissein Habré, dont le règne coïncida avec le premier mandat
du président socialiste, eut le mérite de redonner sa place à notre
pays dans le concert des Nations.Sans doute aussi que si le souvenir de cet homme sert de référence
constante vingt ans après sa chute, c’est parce qu’en instaurant une
discipline de fer dans les administrations et en encourageant la
reconstruction du pays par le travail, il a su entourer nos
institutions étatiques embryonnaires de tout le respect qui leur était
dû tant par les citoyens tchadiens que par les étrangers qui vivent sur
notre sol ou qui entretiennent des relations diplomatiques avec notre
pays.
Du rang peu flatteur d’ « Etat néant » auquel l’ont relégué les
« néocolons », notre pays a retrouvé, dans les années 1980, son statut
d’Etat souverain respecté par les puissances internationales et
présenté comme un allié sûr des intérêts occidentaux en Afrique.
Mais très vite, de la considération retrouvée de haute lutte, notre
pays est de nouveau recalé au rang d’ « Etat néant » du fait de
l’arrivée au pouvoir d’une caste de parvenus pour qui, les seules lois
dignes de leur respect ce sont les lois qu’ils s’édictent eux-mêmes
pour eux-mêmes. Nous en faisons malheureusement chaque jour un amer
constat.
Tranches de vie ordinaire dans un Etat néant, depuis hier les
internautes peuvent lire sur le site internet de la Présidence du Tchad que « le
Conseil Supérieur de la Magistrature, réuni le 1er avril, sous la
présidence du Chef de l’Etat Idriss Déby, a planché sur le cas de certains magistrats qui refusent de rejoindre leurs postes d’affectation. Le Conseil a déploré le comportement de ces magistrats ».
Il faut reconnaître que c’est quand même incroyable que dans un Etat
républicain, pas un seul, mais « des magistrats » affectés en province
refusent de rejoindre leurs postes, alors que la continuité du service
public de la Justice exige la présence effective et sans délai de ces
fonctionnaires aux postes auxquels ils sont nommés et affectés. Mieux,
ce que ne dit pas cette dépêche, c’est que ces magistrats qui ont
laissé leurs postes vacants, causant ainsi d’énormes préjudices aux
justiciables par ce comportement irresponsable et indigne de leur
statut, continuent de percevoir leur salaire sans restriction. Mais ce
comportement n’est pas propre aux magistrats et moins encore nouveau.
Depuis
1990, nombreux sont les fonctionnaires qui refusent d’aller travailler
en province, ne se rendant au mieux qu’une seule fois par mois pour
faire « acte de présence ». C’est le cas des « payeurs » affectés dans
les administrations préfectorales qui ne passent jamais plus de deux
nuits par mois dans leurs postes d’affectation. C’est aussi le cas de
nombreux médecins, infirmiers et
autres enseignants pour qui le « Tchad utile » commence et s’arrête à
N’Djamena. D’un côté, les administrations provinciales sont désertes et
accusent un manque cruel en personnel. De l’autre côté, les
administrations publiques de la capitale sont pléthoriques à cause de
ces fonctionnaires impunis qui foulent au pied les lois de la
République en jouissant d’une confortable impunité. En réalité, issus
de la politique de népotisme à outrance, ces « fonctionnaires » sont
tout simplement incapables d’exécuter le moindre travail de façon
autonome. C’est l’une des principales raisons qui les retiennent à
N’Djamena où ils peuvent se faire aider par un collègue mieux instruit
et assez généreux pour faire leur travail à leur place. Autres raisons,
plus immorales, c’est que c’est à N’Djamena que le marché de la
corruption est plus important et donc, personne ne souhaite aller
végéter dans des endroits peu propices à l’épanouissement de la
criminalité organisée par les élites de la République.
Cela dit, tranche de vie ordinaire dans un Etat néant c’est aussi le
cas de ces « élèves des classes de terminale du Lycée Ibrahim Mahamat Itno de Farcha qui ont perturbé hier les cours parce
qu’ils réclament des professeurs de
philosophie ».
Vous n’en croyez certainement pas vos oreilles. Mais ce n’est pas une
plaisanterie. Il manque réellement des enseignants en philosophie dans
les classes de Terminale pour les élèves de la série A4 qui devront
passer le fameux Bac philo cette année. Pourtant, ce ne sont pas des
candidats à l’enseignement qui manquent à l’appel, (si appel il y a).
Les moyens ne manquent pas non plus quand on sait que le ministère de
l’Education nationale ne se gêne pas à dépenser + 1 milliard de Fcfa
pour la réfection d’un vieil immeuble en ruine au lieu de mettre les
moyens dans une construction moderne respectueuse de l’environnement.
Nous ne le répéterons jamais assez, occupés
à réfléchir sur les voies et moyens illicites qui leur permettent de
détourner toujours un peu plus l’argent de l’Etat à leur profit, les
responsables en charge du ministère de l’Education nationale, à
l’instar des aigrefins des autres départements, ne s’occupent plus des
missions qui leur sont assignées : assurer la formation de ceux qui
doivent transmettre le savoir. Qui leur demandera des comptes ? En tout
cas, on ne peut rien attendre en ce sens des juges qui refusent d’aller
siéger en province ou des députés qui ne savent ni lire ni écrire.
Dans
ce néant qu’est le Tchad, le service public sert certes à se servir en
public de façon illicite et en toute impunité, mais pas seulement. Très
souvent, l’injuste impunité est assortie de la bénédiction
présidentielle. C’est cette bénédiction présidentielle dont bénéficie
la caste de parvenus qui a contribué à en faire des citoyens au-dessus
des lois. Exemple
parlant. Mahamat Zène Bada, maire de la ville de N’Djamena, déchire une
ordonnance de référé prise par un magistrat du Tribunal d’Instance de
N’Djamena tendant à surseoir à la décision de démolir certains
immeubles de construction anarchique en attendant l’authentification
des titres de propriétés excipés par les présumés propriétaires. Il
envoie ses Bulldozer raser les habitations sans donner la chance aux
propriétaires de sortir les meubles. Les magistrats haussent le ton.
Sous les conseils du Premier ministre Youssouf Saleh Abbas, le
président Idriss Déby fait mine de réunir le Conseil supérieur de la
Magistrature. L’instance délibère. Après avoir rappelé que nul n’est
au-dessus des lois, Idriss déby décide de trouver une solution pour que
ni « Mahamat Zène Bada, ni les magistrats ne perdent la face ». Où a-t-on jamais vu un citoyen déchirer une décision judiciaire et se faire adouber par le Premier magistrat du
pays, garant de la Constitution ? Dans le seul Etat néant au monde qu’est notre pays, depuis bientôt vingt ans, bien sûr !
Tranche de vie ordinaire dans un Etat néant, c'est aussi sous prétexte
de faire respecter une décision prise par un tyran, aucune autorité du
pays ne s'émeut du passage à tabac d'un Recteur d'une université par
une milice zélée. Le néant et le Tchad, c'est du pareil au même.
Lyadish Ahmed
Chroniqueur bénévole à :
La Dissidence
Presse libre d’investigations et de réflexions politiques sur le Tchad